Trêve tarifaire - quelques réflexions sur le conflit commercial, les taxes douanières, la diversité des secteurs et les mesures possibles pour les travailleurs·euses
L'introduction de taxes douanières sur les exportations vers les Etats-Unis pourrait avoir des conséquences importantes pour le commerce mondial. Quelques réflexions sur la stratégie américaine, ses tenants et aboutissants, l'évolution du commerce extérieur suisse, ainsi que les mesures possibles pour les travailleurs et travailleuses si des droits de douane élevés devaient finalement s'appliquer à la Suisse également.
Les taxes douanières que les Etats-Unis veulent imposer à la plupart de leurs partenaires commerciaux et qui sont désormais suspendus pour 90 jours sont actuellement dénoncés dans différents médias comme irrationnels et comme "la plus grande erreur des temps modernes". [1] L'inquiétude suscitée par les décisions du président américain est compréhensible. Il serait toutefois erroné d'attribuer l'introduction des taxes douanières à la seule ignorance présumée du président américain. Au contraire, il suit ainsi des idées et des intérêts spécifiques. Selon la loyauté dont il fait preuve à leur égard, les conséquences pour la Suisse et l'économie mondiale pourraient entraîner d'importants changements structurels.
Déficits de la balance commerciale, emplois, fortune
Les taxes douanières sont motivées par le déficit de la balance des transactions courantes des États-Unis. Celui-ci s'est encore considérablement creusé depuis 2020. Depuis le milieu des années 1980 environ, les États-Unis importent plus de marchandises qu'ils n'en produisent eux-mêmes. Ils ne peuvent pas non plus compenser ce déséquilibre par des excédents dans les exportations de services.
Les conséquences de ce déficit de la balance des transactions courantes sont multiples. Celui qui achète plus qu'il ne vend accumule par exemple des dettes envers l'étranger. Mais le déficit de la balance des transactions courantes s'accompagne aussi du fait qu'une grande partie des produits consommés aux Etats-Unis sont fabriqués à l'étranger. Aux Etats-Unis, l'augmentation des importations chinoises a fait disparaître des emplois industriels, ce qui a eu des répercussions négatives sur différentes régions industrielles et leurs habitant·e·s. [2]
L'économie mondiale étant un système fermé, chaque déficit de la balance des transactions courantes doit être compensé par un excédent correspondant dans au moins un autre pays. Dans certains pays, la production dépasse donc largement la consommation. Des emplois peuvent donc être créés en conséquence. L'Allemagne, la Chine et le Japon font notamment partie des pays présentant les plus grands excédents. La situation de la Suisse est particulière. Elle présente un excédent élevé de sa balance des transactions courantes avec le reste du monde uniquement grâce au commerce des matières premières. Sans le commerce des matières premières, la balance des transactions courantes serait négative depuis 2017. [3] Cela signifie également qu'un exode de quelques entreprises employant très peu de personnes inverserait le signe de la balance des transactions courantes suisse.
Balance des transactions courantes de la Suisse sans le commerce de transit - tous les pays
Banque nationale suisse, 1991-2024, en millions de CHF

Les excédents de la balance des transactions courantes permettent à certains pays de se constituer des fortunes correspondantes. D'un point de vue macroéconomique, les dettes des uns sont toujours les actifs des autres. Les créanciers étrangers achètent par exemple des obligations d'État américaines avec leurs dollars américains excédentaires. Ce n'est donc pas un hasard si la Chine et le Japon comptent parmi les plus gros créanciers de la dette publique américaine. Il en résulte pour les Etats-Unis une certaine dépendance financière vis-à-vis des créanciers étrangers [4] et, dans certaines circonstances, des risques considérables de baisse du dollar américain.
Il est sérieux ?
Néanmoins, Trump a effectivement des arguments pour défendre une partie de sa position. Les déséquilibres commerciaux persistants dans l'économie mondiale sont nuisibles et ont un impact négatif sur une partie de la classe ouvrière américaine. En conséquence, Trump a également été fortement soutenu par les électeurs et électrices des régions particulièrement exposées à la concurrence commerciale chinoise. [5]
Trump devrait donc s'efforcer de rééquilibrer le système commercial international afin que les excédents de la balance des transactions courantes, tels que ceux enregistrés par l'Allemagne, la Chine ou le Japon, ne soient plus possibles. Les pays excédentaires devraient donc être forcés de réduire leurs excédents par le biais d'un mécanisme. Cela pourrait se faire par une réévaluation de leur monnaie ou par un renforcement de la demande intérieure. Cette dernière solution passe par exemple par une augmentation du niveau des salaires ou une extension des investissements publics. Ces deux mesures sont réclamées depuis longtemps, notamment par la Chine et l'Allemagne ("rééquilibrage"). [6]
Mais il va de soi que le président américain ne proposera pas, comme il serait judicieux de le faire, un nouvel ordre monétaire international [7] . Son objectif semble plutôt être de détruire l'ordre international, les relations basées sur des règles et l'État de droit. Les deux stratégies suivantes de Trump devraient donc être au premier plan dans les mois à venir
- La stratégie du "retour vers le futur" : Trump semble effectivement croire en ce qu'il fait. Avec les taxes douanières, il aspire à réindustrialiser les Etats-Unis, à réduire le déficit du commerce extérieur et à augmenter les recettes fiscales par ce biais. Ce serait pour les Etats-Unis comme un retour au 19e siècle. Car avec cette politique douanière, il aurait des prédécesseurs couronnés de succès, entre autres dans son propre pays. Historiquement, le protectionnisme - dont les taxes douanières - a toujours joué un rôle très important dans la politique commerciale et a permis aux Etats-Unis de connaître une croissance économique importante vers la fin du 19e siècle. Et ce, notamment parce que les Européens rejetaient le protectionnisme. [8] Ni l'industrialisation des États-Unis ni celle de la Chine ne sont concevables sans protectionnisme. Toutefois, il existe toujours un risque considérable de chute, qui va au-delà des évolutions à court terme sur les marchés financiers.[9] Si Trump met en œuvre la stratégie du "retour vers le futur", l'économie mondiale pourrait entrer dans une phase de réorganisation à long terme du commerce mondial. Les conséquences seraient également importantes pour la Suisse et nécessiteraient en conséquence des mesures de politique économique fortes, notamment pour permettre aux travailleurs et travailleuses de faire face aux changements structurels qui en découleraient.
- La "stratégie du parrain" : Trump n'utilise l'histoire du déficit commercial et de la réindustrialisation que comme un moyen de parvenir à ses fins. Il utilise les taxes douanières comme une méthode mafieuse pour obtenir des conditions commerciales plus favorables pour les Etats-Unis ou des projets de conquête géostratégiques (canal de Panama, Groenland). Il n'a pas l'intention de faire produire à l'avenir aux Etats-Unis, à des coûts nettement plus élevés, de la mode bon marché du Bangladesh, de la vanille de Madagascar ou des pièces de voiture du Mexique. Fondamentalement, il aspire simplement à un sentiment de force et à un accord. Dans ce cas, les conséquences économiques de la politique douanière actuelle devraient au moins être de nature plutôt courte et gérable.
Actuellement, beaucoup d'éléments plaident en principe pour l'application d'une "stratégie mafieuse". D'abord un coup de feu dans le genou et ensuite une discussion dans une atmosphère calme. Les conséquences à court et moyen terme de la politique douanière sur les marchés financiers, ainsi que la menace d'une hausse des prix pour les consommateurs et consommatrices, plaident également en faveur de la stratégie mafieuse [10] . En conséquence, la pression politique devrait également augmenter pour ne pas appliquer les taxes douanières "réciproques" élevés en plus des taxes de base de 10%. De plus, pour de nombreuses marchandises, une substitution des importations n'est pas du tout dans l'intérêt des Etats-Unis, car elles ne pourraient être produites aux Etats-Unis qu'à long terme et à des coûts nettement plus élevés.
Cela ne vaut toutefois pas pour toutes les marchandises et tous les pays. Trump va essayer de ramener des emplois aux États-Unis et de freiner certains pays qui s'appuient sur un modèle de croissance axé sur l'exportation Plus probable encore que de se concentrer sur la stratégie mafieuse, c'est un retour situationnel vers le futur, c'est-à-dire l'introduction à long terme de taxes douanières pour certains pays et certaines marchandises. La question est donc avant tout de savoir pour quels pays et pour quelles marchandises des taxes douanières correspondantes pourraient être appliquées.
Que signifient les taxes douanières pour la Suisse ?
Selon les calculs des économistes du Centre de recherches conjoncturelles (KOF), la Suisse pourrait subir des pertes annuelles estimées entre 200 et 1000 francs de pertes par habitant, selon les scénarios. La Suisse serait donc relativement peu touchée par les effets négatifs des taxes douanières sur les exportations vers les Etats-Unis. Toutefois, différents facteurs difficilement modélisables jouent un rôle important dans l'évolution, notamment l'évolution monétaire. La Chine, par exemple, devrait tenter de réduire les conséquences des taxes douanières en dévaluant sa propre monnaie.
Le commerce extérieur suisse est généralement considéré comme très résilient. Cela s'explique par le fait que les exportations de marchandises réagissent relativement peu aux fluctuations des devises et de la demande. Cela s'explique par la forte concentration des exportations suisses de marchandises sur les médicaments au cours des dernières décennies. Au premier trimestre 2025, 60% des exportations suisses de marchandises étaient des produits pharmaceutiques. Leur part a donc presque doublé en l'espace d'à peine 30 ans. En revanche, la demande d'autres biens industriels, comme l'industrie des machines, fluctue fortement en fonction de l'évolution de la conjoncture internationale et des devises. Leur part dans les exportations suisses de marchandises a diminué durant cette période, passant de 33% à 13%.
Part des exportations de marchandises
Banque nationale suisse, 1er trimestre 1997 et 2025, en %

La diminution de la diversité des secteurs peut également être illustrée par les exportations de marchandises vers les Etats-Unis. Alors qu'en 2005, plusieurs secteurs étaient encore essentiels pour l'exportation de marchandises, c'est désormais la pharmacie et la chimie qui dominent le commerce extérieur vers les Etats-Unis en termes de marchandises.
Parts des exportations de marchandises vers les Etats-Unis par type de marchandises en 2005 et 2024
Office fédéral des douanes et de la sécurité des frontières, Swiss-Impex, Exportations de marchandises 2005 et 2024

Les exportations de marchandises vers les États-Unis illustrent bien l'énorme diminution de la diversité des secteurs qui a eu lieu dans l'industrie suisse au cours des deux ou trois dernières décennies. L'affirmation fréquente selon laquelle l'industrie d'exportation suisse est devenue très résiliente n'est donc vraie qu'en ce qui concerne les exportations pharmaceutiques, mais pas en ce qui concerne la diversification.
En outre, l'industrie pharmaceutique est certes génératrice de valeur ajoutée, mais pas particulièrement intensive en main-d'œuvre. La perte massive d'importance de l'industrie des machines dans le commerce extérieur a certes entraîné un recul de l'emploi depuis 2005. Néanmoins, en 2024, il y avait encore 20 000 emplois à temps plein de plus dans l'industrie des machines que dans la branche pharmaceutique dominante. Et les chiffres montrent encore autre chose : Le niveau élevé de l'emploi en Suisse n'est pas assuré par le commerce extérieur, mais par les services à forte intensité de main-d'œuvre sur le marché intérieur. Sur près d'un million de nouveaux emplois à temps plein créés en Suisse au cours des 20 dernières années, 23'000 l'ont été dans l'industrie pharmaceutique et près de 270'000 dans le secteur de la santé et du social.
Emplois à plein temps dans l'industrie pharmaceutique de l'industrie des machines - 2005 et 2024
Office fédéral de la statistique, Statistique de l'emploi (STATEM), nombre de postes à plein temps en milliers

Et si les taxes douanières étaient appliquées à la Suisse ?
Si la diplomatie commerciale suisse ne parvient pas à empêcher un scénario de taxes douanières élevées sur les produits industriels suisses, les employé·e·s des entreprises industrielles suisses pourraient en être durement affectés. En effet, plusieurs entreprises industrielles se trouvent déjà dans une situation difficile.
La Suisse dispose de différents moyens pour protéger et soutenir les travailleuses et travailleurs dans de telles situations. Ceux-ci devraient être utilisés de manière généreuse, en plus des moyens établis par les partenaires sociaux. A court terme, cela concerne en particulier la réduction de l’horaire de travail (RHT). Des taxes douanières élevées pourraient toutefois accélérer le changement structurel dans l'industrie. C'est pourquoi il serait essentiel de prendre des mesures supplémentaires pour les travailleuses et travailleurs d'âge moyen. La nouvelle stratégie service public de l'emploi prévoit par exemple que l'assurance-chômage accorde davantage de reconversions, de formations et de formations continues aux demandeurs d'emploi si le besoin s'en fait sentir. Une accélération des mutations structurelles pourrait, selon les circonstances, augmenter fortement ce besoin pour les employé·e·s des entreprises industrielles. D'éventuels taxes douanières industrielles pourraient donc constituer un premier test de résistance pour cette nouvelle stratégie, à condition que les taxes douanières soient liées à un changement structurel rapide et durable.
Mais en fin de compte, le Parlement et l'administration seront également sollicités et devront à nouveau se pencher sur la question d'une stratégie industrielle. Dans un monde de protectionnisme, il serait naïf de prêcher uniquement le libre-échange, même pour une petite économie ouverte.
Sources
- Par exemple ici : The Economist (2025) : «President Trump’s mindless tariffs will cause economic havoc»
- Auteur D. H., D. Dorn, G. Hanson (2013) : "The China Syndrome : Local Labor Market Effects of Import Competition in the United States", American Economic Review, Vol. 103, n° 6, p. 2121-2168.
- L'excédent de la balance des transactions courantes de la Suisse s'élevait à 42 milliards de CHF en 2023 et 2024. L'excédent de la balance des transactions courantes allemande était de 247 milliards d'euros en 2024.
- La banque centrale américaine (FED) pourrait en principe racheter à tout moment des obligations d'État américaines et faire ainsi baisser les taux d'intérêt sur les obligations. Toutefois, en cas de retrait d'importants créanciers étrangers, le dollar américain s'affaiblirait probablement considérablement par rapport aux monnaies des principaux partenaires commerciaux.
- Auteur D., A. Beck, D. Dorn (2024) : "Help for the Heartland ? The Employment and Electoral Effects of the Trump Tariffs in the United States ", URL : https://www.ddorn.net/papers/ABDH-Heartland.pdf
- Par exemple ici : https://themarket.ch/meinung/michael-pettis-kann-china-langfristig-mehr-als-2-bis-3-wachsen-ld.8804 ou ici : https://makronom.de/das-suesse-gift-der-exportueberschuesse-19403
- Par exemple ici : Gallagher K.P. et R. Koizul-Wright (2022) : "The Case for a New Bretton Woods", Cambridge (UK).
- "Therefore the best 20 years of American economic growth occurred when its trade policy was protectionist while that of the major competitors of the United States was liberal" Bairoch, P. (1993) : "Economics and World History - Myths and Paradoxes" Brighton, p. 53
- Suesse M. (2023) : "The Nationalist Dilemma - A Global History of Economic Nationalism, 1776-Present", Cambridge UK
- Cavallo A et al. (2019) : "Tariff Passthrough at the border and at the store : Evidence from US Trade Policy", American Economic Review : Insights, Vol. 3, n° 1, (p. 19-34) ; URL : Tariff Passthrough at the Border and at the Store : Evidence from US Trade Policy